"Intolérance" de Phil Mulloy

Publié le 1 Octobre 2012

On ne sait pas ce qui est le plus surprenant chez Phil Mulloy : ses histoires délirantes et pourtant parfaitement construites et pensées où cohabitent le Ku Klux Klan, des évêques aux visages couverts d'une petite culotte, des tatoueurs fous, Elvis Presley, le jardin d'Eden et des extra-terrestres avec un pénis à la place du visage ou son dessin simplifié à l'extrême, faussement naïf, qui multiplie les inventions et qui va si bien avec son humour corrosif.

Intolérance illustre à merveille ces deux aspects de son œuvre. À l'origine, il ne s'agit pas d'un long-métrage mais de trois courts qui peuvent être vus séparément ou ensemble. Le plus simple est sans doute de laisser le réalisateur expliquer : " Quand j’ai écrit Intolérance, c’était juste un court-métrage, mais quand j’ai commencé à le filmer, j’ai décidé de laisser ouverte l’éventualité qu’il y ait deux autres parties et j’ai changé la fin. J’ai fait la seconde partie sans penser à la première ou à la troisième, mais quand j’ai écrit la troisième partie, j’ai beaucoup réfléchi à la manière de donner aux deux autres épisodes une interprétation toute autre et totalement inattendue. "

Un très bon anniversaire (Intolérance 3) ; Soirée harmonica au coin du feu (Intolérance 3) ; Le cahier d'un écolier Zog (Intolérance 1)Un très bon anniversaire (Intolérance 3) ; Soirée harmonica au coin du feu (Intolérance 3) ; Le cahier d'un écolier Zog (Intolérance 1)Un très bon anniversaire (Intolérance 3) ; Soirée harmonica au coin du feu (Intolérance 3) ; Le cahier d'un écolier Zog (Intolérance 1)

Un très bon anniversaire (Intolérance 3) ; Soirée harmonica au coin du feu (Intolérance 3) ; Le cahier d'un écolier Zog (Intolérance 1)

Un film venu de l'espace

La première partie, Intolerance, réalisée en 2000, raconte comment la découverte d'un mystérieux objet va changer la face du monde. Un aspirateur spatial a ramené un étrange objet circulaire. Les chercheurs, après des années de recherches l'identifient. Il s'agit d'une boîte de pellicule contenant un film documentaire tourné par des extra-terrestres. On y découvre les Zogs, race ressemblant étonnamment à l'homme, à cette différence cruciale près qu'ils ont un sexe à la place du visage et un visage à la place du sexe. Chez eux, on coïte pour se faire la bise, ce qui n'est pas très agréable pour les enfants qui doivent saluer leur grande-tante à Noël. Au fur et à mesure de la projection du film, l'indignation monte chez les humains. A la fin, on décide de débarrasser l'univers de ces horreurs et une flotte spatiale part pour éradiquer cette sale engeance qui défèque par la bouche et se nourrit par le sexe. Mais au même moment, sur la planète Zog, un film sur les humains fait un effet similaire aux autochtones qui en arrivent à la même conclusion.

Une soirée dégustation de vin au Ku Klux Klan

Le deuxième volet, Intolérance 2 : L'Invasion, a été réalisé en 2002. Les deux armadas sont sur le point de se croiser. Le pilote de la flotte des hommes pense à se petite amie et se perd dans une de ses culottes souillées. S'il n'avait pas porté ce sous-vêtement à la manière des Zog, il aurait vu leur flotte. Les Zogs, de leur côté, étaient en train de se reproduire, si bien que les deux armées se ratent et partent chacune en direction de la planète de l'autre. On perd de vue les humains pour suivre les Zogs qui approchent de la Terre et utilisent une vieille ruse d'extra-terrestres : ils vont prendre l'apparence des humains... Après avoir placé leurs sexes sur leurs têtes et s'être déguisés en parfaits américains (un Mickey, un marine et un cow-boy...), ils sautent en parachute en pleine cérémonie d'ouverture de Jeux Olympiques et disparaissent dans la foule.

Trente ans plus tard, Dwight participe à une soirée dégustation de vin avec ses amis du Ku Klux Klan. Ivre mort, il s'endort. Quand il se réveille, il aperçoit par le trou de la serrure que ses amis ont un sexe sur la tête. Il court prévenir le shérif qui le traite d'ivrogne et le chasse. Dwight lui jette un dernier regard et découvre que shérif en est aussi. Il décide alors d'aller voir le président, qui lui aussi... Il s'enfuit dans le désert, traverse une crise mystique, fonde une secte, se marie et fait tout un bataillon d'enfants pour résister aux Zogs. Hélas, il découvre un jour que sa femme...

Après avoir massacré sa famille, il part se réfugier seul dans une grotte où il découvre que... À la fin de l'épisode, on revient sur la flotte humaine qui approche de la planète des Zogs.

Dwight et sa petite famille (Intolérance 2) ; L'explication de la forme du bonnet du KKK (Intolérance 2) ; Une découverte fâcheuse (Intolérance 2)Dwight et sa petite famille (Intolérance 2) ; L'explication de la forme du bonnet du KKK (Intolérance 2) ; Une découverte fâcheuse (Intolérance 2)Dwight et sa petite famille (Intolérance 2) ; L'explication de la forme du bonnet du KKK (Intolérance 2) ; Une découverte fâcheuse (Intolérance 2)

Dwight et sa petite famille (Intolérance 2) ; L'explication de la forme du bonnet du KKK (Intolérance 2) ; Une découverte fâcheuse (Intolérance 2)

Les Zogs existent-ils ?

Le troisième et dernier épisode, Intolérance 3 : La Solution finale (2004) commence là où finissait le deuxième, sauf que la révélation de Dwight est devenue un cauchemar fait par Ade, officier chargé de la sécurité au sein de la flotte des humains. Les humains, partis unis dans la haine des Zogs, commencent à se diviser faute d'ennemis. Deux factions cohabitent difficilement : ceux qui croient aux Zogs et ceux qui n'y croient plus mais qui vénèrent Elvis. Les policiers, sous la direction d'Ade, cherchent en vain le chef des adorateurs d'Elvis, l'Anti-Zog. Le mécontentement grandissant, le leader de la flotte décide de tourner un film pour faire croire à l'existence des Zogs. Pour cela, il fera appelle aux body artists, des créatures qui se mutilent volontairement et peuvent parfois se retrouver réduits à un seul membre.

Dans le même temps, la femme d'Ade est arrêtée parmi un groupe d'anti-Zogs. Elle doit être torturée à mort à coup de visionnages de Walt Disney sous la direction de son mari qui désobéit et prend le maquis avec elle. Il rencontre le leader de l'opposition qui le convainc de changer de camp en lui donnant à contempler Elvis Presley. Gagné à leur cause, il décide de voler le film de propagande. Il s'en empare mais, poursuivi par les policiers, il les mène malgré lui au sein du repaire des anti-Zogs.

On décide alors de laisser les chefs discuter autour d'un thé. Suit alors une série de révélations qui déclenchent une guerre civile dans le vaisseau spatial. Ade et sa femme Eva parviennent à s'échapper grâce à une machine spatio-temportelle. Les voilà en route pour la planète Zog qui est inhabitée et qui devient un nouvel Eden, chose plutôt normale au vu des noms des habitants. On passe sur le coup de théâtre qui relie tous les épisodes entre eux. Sur le vaisseau dévasté, seuls restent les body artists qui recousent tous les cadavres ensemble pour parvenir à enfin unir l'humanité.

Le "vrai" art selon Ade (Intolérance 3) ; Le nouvel Eden (Intolérance 3) ; Elvis, le nouveau messie (Intolérance 3)Le "vrai" art selon Ade (Intolérance 3) ; Le nouvel Eden (Intolérance 3) ; Elvis, le nouveau messie (Intolérance 3)Le "vrai" art selon Ade (Intolérance 3) ; Le nouvel Eden (Intolérance 3) ; Elvis, le nouveau messie (Intolérance 3)

Le "vrai" art selon Ade (Intolérance 3) ; Le nouvel Eden (Intolérance 3) ; Elvis, le nouveau messie (Intolérance 3)

Un scénario en miroir

L'histoire semble complètement farfelue et absurde. Sous ses airs fous, se cache toutefois une structure impeccablement pensée où chaque détail a son importance. L'ensemble du film est construit en miroir puisqu'à la fin, si les Zogs ont envahi la terre, Ade et Eva ont colonisé la planète Zog. Dans le premier court-métrage, le savant qui identifie la boîte du film y parvient parce qu'il la voit reflétée dans un miroir pendant qu'il s'arrachait les poils de nez (et on peut se demander quelle serait la signification de ce geste pour un Zog). Les Zogs sont donc nos semblables. Ils sont notre reflet à cette différence près qu'ici, ce n'est pas la gauche et la droite qui sont inversées, mais le haut et le bas. Mulloy est un spécialiste de la trouvaille visuelle aussi simple qu'efficace. Dans le film sur les Zogs, on passe du noir et blanc au blanc et noir. Et puis et surtout, il y a ce miroir temporel du troisième épisode dont je ne dirai rien pour ne pas vous gâcher la surprise.

Le refoulé

Ce miroir que nous tendent les Zogs permet à Mulloy de traiter un de ces thèmes favoris : le refoulement de toute la dimension corporelle (et surtout sexuelle) de notre existence. Qu'est-ce qui choque tant les hommes dans le film venu de l'espace ? Les Zogs n'y sont montrés qu'en train de manger, forniquer, déféquer, se saouler. Autant dire en train de faire tout ce qu'on ne montre pas habituellement au cinéma, tout ce qui, pour Mulloy constitue le moteur des actions humaines. On peut ici penser à d'autres œuvres du Britannique comme la fin de The Sound of music, dans lequel un dîner de charité contre la faim vire à l'orgie, les invités formant une chaîne gigantesque devant les toilettes et finissant par manger toute chair qui passe à portée de dents. Ce refoulement prend souvent les traits de la religion. C'est un prêtre qui est le plus véhément lors de la projection du film. Dans la secte fondée par Dwight dans Intolérance 2, il est interdit de prendre du plaisir lors de la procréation ce qui l'a amené à trouver une solution aussi ingénieuse qu'absurde. Pour éjaculer dans la peine, il utilise une machine qui tout à la fois le masturbe, le frappe au visage et recueille son sperme qui est ensuite introduit dans le vagin de sa femme à qui un chien mord le nez. Ce n'est sans doute pas un hasard si la boîte de pellicule a été trouvée aux ordures...

Un film en blanc et noir (Intolérance) ; Le fameux miroir du temps (Intolérance 3) ; Le safe sex selon Dwight (Intolérance 2)Un film en blanc et noir (Intolérance) ; Le fameux miroir du temps (Intolérance 3) ; Le safe sex selon Dwight (Intolérance 2)Un film en blanc et noir (Intolérance) ; Le fameux miroir du temps (Intolérance 3) ; Le safe sex selon Dwight (Intolérance 2)

Un film en blanc et noir (Intolérance) ; Le fameux miroir du temps (Intolérance 3) ; Le safe sex selon Dwight (Intolérance 2)

Une part de hasard

La folie apparente de l'histoire s'explique par la grande place laissée au hasard. Au moment où les deux flottes se croisent sans se voir, la voix du narrateur philosophe : " Il est étrange de penser qu'une petite culotte sale a pu changer le cours de l'univers. " Plus qu'une facilité de scénario pour éviter l'affrontement, il s'agit d'une conviction profonde de Mulloy. Le hasard s'oppose pour lui au dogme. Beaucoup de ses personnages tiennent désespérément à leur croyance parce qu'elle les met en valeur. Reconnaître la part de la chance, ce serait renoncer à se croire libre de tous ses actes et maître de son destin. Dans Intolérance 3, Eva demande à Ade " Et si les Zogs n'existaient pas ? " La réponse de celui-ci vaut pour beaucoup des personnages de Mulloy : " Ils doivent exister. Sinon, notre vie serait futile. " On peut aussi penser à Dwight qui désemparé ouvre la Bible au hasard pour savoir ce qu'il doit faire. Le hasard est aussi un des personnages principaux d'autres films de Mulloy. On pourrait citer La Chaîne dans lequel un dessin d'enfant, par un concours de circonstances, devient l'objet de conflit entre plusieurs nations ou encore Tin Fish, qui en une minute retrace l'histoire de l'évolution et où l'on voit que les changements de forme se jouent sur un coup de dé. Après Freud, c'est Darwin qui est convoqué. Mulloy aime obliger l'humanité à faire face à ses grandes vexations.

Un humain devant le film des Zogs (Intolérance) ; Un autre (Intolérance) ; Le prêtre tente de s'interposer entre l'écran et les spectateurs (Intolérance)Un humain devant le film des Zogs (Intolérance) ; Un autre (Intolérance) ; Le prêtre tente de s'interposer entre l'écran et les spectateurs (Intolérance)Un humain devant le film des Zogs (Intolérance) ; Un autre (Intolérance) ; Le prêtre tente de s'interposer entre l'écran et les spectateurs (Intolérance)

Un humain devant le film des Zogs (Intolérance) ; Un autre (Intolérance) ; Le prêtre tente de s'interposer entre l'écran et les spectateurs (Intolérance)

Une esthétique de la pauvreté

Avant même que ses personnages n'ouvrent la bouche, on sait que Phil Mulloy n'a pas une très haute idée de l'humanité et qu'il n'est pas disposé à la caresser dans le sens du poil. Leur visage se résument à quelques traits, presque toujours les mêmes, quel que soit le personnage : un grand nez pointu de profil, rond de face, deux yeux ronds et creux, une dentition carnassière qui annonce un caractère féroce. Mulloy se soucie assez peu de différencier ses personnages puisque l'esprit grégaire de l'homme est un de ses thèmes récurrents. On peut penser à That's nothing ou encore The Conformist dans la série Cowboys. Dans le second, un cow-boy avançant sur un cheval à roulettes croise un cheval sauvage et tombe sous le charme. Il lui faut dix ans pour s'en saisir. A son retour, tous les autres cowboys se moquent de lui. Vexé, il décide de scier les pieds de sa monture et de lui clouer des roulettes. Il rejoint alors le troupeau dans lequel il finit par disparaître, petit point noir semblable aux autres. Pourquoi dans ce cas là se donner la peine de faire différer ce qui est identique ?

Beaucoup de ses films se font sans vraiment de personnage principal. Pour différencier Ade dans Tolérance 3, il l'a doté d'un tee-shirt sur lequel on peut lire " Have a nice day ", salutation protocolaire des policiers qui viennent de dresser une contravention de 300 euros. Certaines femmes ont des bigoudis ou des perruques mais Mulloy n'est pas très convaincu par la différence des sexes. Lors des scènes de sexe qu'ont Ade et Eva dans le vaisseau, ils ont d'ailleurs le corps sous les draps et la tête couverte d'un carton, sorte de machine à orgasme sur laquelle on peut lire " Sony Sex Machine ". Pour lui, " il s'agissait de dessiner de petits bonshommes, ces petits bonshommes constitués de simples traits que les gens font quand ils se mettent à dessiner. "

La majorité de ses œuvres a été faite presque exclusivement en noir et blanc. Un quadrillage de traits faits à l'encre de Chine représentent un immeuble. Un trait vertical se lira comme étant une porte, deux traits obliques une montagne. Ses ciels étoilés sont des taches blanches sur fond noir. Mulloy laisse souvent visible le fond blanc de la feuille qui sert de décor. Dans le deuxième épisode, il utilise parfois des arrières-plans de couleurs mais plus à la manière des pellicules teintes du cinéma muet, pour une question d'atmosphère plus que de réalisme. Les étoiles blanches dans le premier épisode deviennent ici jaunes. Une vraie révolution... Dans Intolérance 3, il n'utilise jamais plus de trois arrière-plans et il est rare que quatre couleurs cohabitent à l'écran. Une de ses utilisations les plus fréquente de la couleur concerne les flammes, faites de traits jaunes et rouges alternés. Ils sont plus souvent synonymes de désir ardent que de réel incendie, même s'ils amènent souvent des désordres.

Des tripes (Intolérance 3) ; Une charge de policiers (Intolérance 3) ;  Soirée culottes (Intolérance 2)Des tripes (Intolérance 3) ; Une charge de policiers (Intolérance 3) ;  Soirée culottes (Intolérance 2)Des tripes (Intolérance 3) ; Une charge de policiers (Intolérance 3) ;  Soirée culottes (Intolérance 2)

Des tripes (Intolérance 3) ; Une charge de policiers (Intolérance 3) ; Soirée culottes (Intolérance 2)

Un besoin d'autonomie

Mulloy cherche l'économie de moyens, dans tous les sens du terme. Il a réalisé seul les deux premiers épisodes d'Intolérance et le générique ne comporte que 5 noms : deux producteurs, un narrateur, un compositeur de musique et le sien. Pour le troisième, il a été aidé d'une équipe d'animateurs mais on est encore très loin des génériques interminables des productions Pixar ou Dreamworks. Cette main-mise sur ses œuvres est d'ailleurs comme revendiquée dans la plupart de ses couts-métrages antérieurs où l'on voit une main animé inscrire son nom au générique, comme une signature. Avant de faire de l'animation, Mulloy avait réalisé des films en prise de vue réelle. Il a abandonné cette voie parce qu'elle était trop contraignante. L'animation est pour lui un moyen de faire des films en liberté. Il a par exemple commencé seul et sans financement le premier épisode d'Intolérance. Il est aussi un des très rares animateurs à faire d'abord les dessins et ensuite seulement la bande sonore. Sa dernière série en date, les Christies reflète ce besoin farouche d'autonomie. Pour faire ces films, il a utilisé uniquement l'ordinateur, que ce soit pour le dessin, l'animation, ou encore les voix des personnages faits à partir de logiciels de synthèse. Le but : pouvoir travailler seul et en toute autonomie.

L'anti Walt Disney

Ce choix esthétique et financier est aussi une manière de refuser d'entrer dans certaines logiques. Faire des petits films seul lui permet d'avoir une liberté par rapport aux grosses productions. Walt Disney est présenté comme un instrument de torture dans Tolérance 3. On ne sait pas ce qui provoque le plus la détestation de Mulloy mais le lisse de ces productions, du point de vue esthétique ou idéologique, y est sans doute pour quelque chose.

Il y a aussi une certaine méfiance par rapport à l'histoire de l'art. Passé par une école de dessin, Mulloy dit y avoir perdu le plaisir qu'il avait à dessiner et ne l'avoir retrouvé que plus tard. Quand on l'interroge sur ses influences, il précise bien qu'il n'a pas voulu refaire ce qu'un autre a fait, même s'il affirme des goûts. " Je voulais que mon style soit aussi simple que possible, qu'il brille, d'une certaine manière, par l'absence de sa technique artistique. " Dans Intolérance 3, Ade, lors d'un voyage croise les Tatouistes, une secte de tatoueurs fous qui veulent aller détruire les body artists. Leur chef les harangue : " Nous sommes les vrais artistes, les descendants de De Vinci, Boticelli, Rubens et heu... De Warhol. " L'idée que certains procédés ou certaines façons de faire puissent être artistiques, puisque validées par une académie et d'autres non, car non reconnus, le gêne. La série des Christies, faite partir d'une cinquantaine d'images de personnages et de papiers peints trouvés sur internet est un vrai manifeste dans cette volonté d'art pauvre. L'art brut est d'ailleurs une des influences qu'il se reconnaît.

Scène de torture à base de Disney (Intolérance 3) ; Les tatouistes, de "vrais" artistes (Intolréance 3) ; Scène de torture à la souris (Intolérance 3)Scène de torture à base de Disney (Intolérance 3) ; Les tatouistes, de "vrais" artistes (Intolréance 3) ; Scène de torture à la souris (Intolérance 3)Scène de torture à base de Disney (Intolérance 3) ; Les tatouistes, de "vrais" artistes (Intolréance 3) ; Scène de torture à la souris (Intolérance 3)

Scène de torture à base de Disney (Intolérance 3) ; Les tatouistes, de "vrais" artistes (Intolréance 3) ; Scène de torture à la souris (Intolérance 3)

"  Je déteste la "belle" animation "

Le choix de l'animation et d'une animation qui s'exhibe comme telle est un choix aussi bien esthétique qu'éthique. L'œuvre de Mulloy est une incitation à interroger tout ce qui nous entoure, que ce soit les idéologies ou les images. Il ne s'exclue pas de sa règle. Ce qu'il nous montre doit être interrogé. A propos d'Intolérance 3 pour lequel il avait une équipe d'animateurs, il a expliqué : " La seule crainte que j’avais était que l’animation soit trop parfaite. Je déteste la "belle" animation. Ça nuit aux idées. " Certains faux raccords volontaires attestent de cette volonté. Dans Intolérance 2, Dwight traverse le désert. C'est un vrai morceau de bravoure pour un cinéaste que de filmer ce genre de situation : la répétition du même, un personnage qui avance en donnant l'impression de ne pas avancer. Mulloy prendra la solution la plus simple. Il fait un premier plan sur lequel on voit le décor vide, puis Dwight entre dans le champ par la droite et sortir de l'écran par la gauche. Aussitôt, il repasse le même plan mais en " en retard ", c'est-à-dire que le personnage est déjà en partie sur l'écran au début.

Le sommet de l'invraisemblable est sans doute atteint dans le même court-métrage, lors de la séquence dans laquelle Dwight veut prévenir le président des États-Unis que les Zogs sont parmi nous. Refoulé une première fois, il entre en se cachant derrière un buisson. Masqué derrière son massif d'un vert éclatant, il grimpe les escaliers et traverse les couloirs tapissés d'un papier rose sale sans attirer l'attention des gardes... Ayant obtenu grâce à sa ruse la preuve que le président fait partie du complot, il rentre chez lui poursuivi par tout le service de sécurité de la Maison blanche. Pour dédramatiser d'emblée la séquence, on nous montre le personnage qui marche lentement pendant que des balles sifflent derrière lui. On a compris que le réalisateur ne se donnera pas la peine de nous faire douter de l'issue de la séquence. La classique scène de saut d'un immeuble à l'autre est elle aussi désamorcée en cassant les échelles. C'est un Dwight géant qui enjambe les buildings comme s'il s'agissait de passer au dessus d'une flaque d'eau avant d'arriver chez lui sain et sauf.

Parmi les autres procédés utilisés, certains viennent du son. Dans le premier volet, durant le film, Mulloy joue constamment à créer et supprimer des distances entre le film, les spectateurs fictifs et ses spectateurs réels. La voix du narrateur subit plusieurs traitements suivant que le personnage s'exprime en direct ou à travers la télévision, pour nous rappeler qu'il s'agit d'images supposées filmées (et dans les faits réellement filmées...). Autre utilisation fréquente du son : la redondance d'une voix off (presque toujours celle de Joel Cutrara) et des dialogues. La voix off nous annonce " Il dit au président : les Zogs sont parmi nous " et en écho, la voix du personnage reprend mot pour mot : " les Zogs sont parmi nous. "

Le buisson qui avait infiltré les toilettes de la maison blanche (Intolérance 2) ; Une folle course-poursuite sur les toits (Intolérance 2) ; Vision cosmique dans une grotte (Intolérance 2)Le buisson qui avait infiltré les toilettes de la maison blanche (Intolérance 2) ; Une folle course-poursuite sur les toits (Intolérance 2) ; Vision cosmique dans une grotte (Intolérance 2)Le buisson qui avait infiltré les toilettes de la maison blanche (Intolérance 2) ; Une folle course-poursuite sur les toits (Intolérance 2) ; Vision cosmique dans une grotte (Intolérance 2)

Le buisson qui avait infiltré les toilettes de la maison blanche (Intolérance 2) ; Une folle course-poursuite sur les toits (Intolérance 2) ; Vision cosmique dans une grotte (Intolérance 2)

" Les gens sont stupides. Ce qu'ils voient, ils le croient "

Cette mise en abyme, si elle est caractéristique du dessin-animé, prend chez Mulloy une dimension politique. Bresson et Godard sont les deux réalisateurs qu'il cite le plus souvent. La distanciation est un trait qu'il a en commun avec Godard. Son célèbre aphorisme " Ce n'est pas une image juste, c'est juste une image " trouve son équivalent chez le Britannique dans cette réplique du leader d'Intolérance 3 : " People are stupid. What they see, they believe. " C'est ainsi qu'il justifie la réalisation du film sur les Zogs, destinée à tromper tout le monde. Ade, présent à cette réunion ne retiendra pas la leçon puisqu'il lui suffira de voir le messie Elvis Presley pour y croire. Le plan sur lequel Elvis apparaît affichait pourtant clairement sa mise en scène avec les deux spots braqués sur une silhouette vue en contre-plongée. Cette mise en scène semble d'ailleurs être celle qui correspond le mieux aux prophètes puisque c'est la même qu'utilisera Dwight lorsqu'il fondera sa religion dans le deuxième épisode.

Dwight fait son boulot de messie (Intolérance 2) ; Le vrai Elvis est aussi un messie (Intolérance 3) ; Le making of d'Intolérance (Intolérance 3)Dwight fait son boulot de messie (Intolérance 2) ; Le vrai Elvis est aussi un messie (Intolérance 3) ; Le making of d'Intolérance (Intolérance 3)Dwight fait son boulot de messie (Intolérance 2) ; Le vrai Elvis est aussi un messie (Intolérance 3) ; Le making of d'Intolérance (Intolérance 3)

Dwight fait son boulot de messie (Intolérance 2) ; Le vrai Elvis est aussi un messie (Intolérance 3) ; Le making of d'Intolérance (Intolérance 3)

Une logique de dessin animé

Pourtant, il ne faudrait surtout pas imaginer que les films de Mulloy sont cérébraux, austères et dépouillés. Cette façon de montrer l'image comme une image vient aussi de la tradition du dessin animé, depuis au moins Fantasmagorie d'Emile Cohl en 1908, où la main du dessinateur traçant le personnage est exhibée jusqu'au dernier film de Laguionie, Le Tableau, où prises de vues réelles et animation cohabitent. Si l'inventivité éblouissante de Mulloy est peut-être plus manifeste dans certaines de ces très courtes productions (la série Cowboys par exemple), on trouve tout de même de très beaux exemple dans cette trilogie. À propos de sa genèse et de son esthétique, il avait expliqué : " C’est un court-métrage qui a fini en long. Avec les courts-métrages, il est plus aisé déjouer avec les formes. On peut être plus aventureux. C’est un long fait dans l’esprit d’un court. " Il y a donc une différence de valeur entre les deux formats pour celui qui a écumé les festivals d'animation où il collectionne les récompenses.

Le court-métrage d'animation contrairement au long, et sans doute surtout aux longs de Disney, fonctionne selon une logique propre qui n'est qu'une lointaine imitation de celle du monde. Dans le dixième film de la série des Dix Commandements, Tu ne convoiteras pas la femme d'autrui, le protagoniste tombe amoureux de sa voisine. En anglais, " he falls in love ". On le voit donc tomber littéralement dans une mer rouge faite de petits cœurs. Cette logique qui consiste à tout prendre au pied de la lettre fonctionne aussi dans la série. Le couple d'Ade et Eva connaît une période de crise. La voix off nous dit qu'ils étaient de plus en plus distants. On voyait Eva, dans l'espace, en train de faire les carreaux du hublot spatial. Elle s'éloigne alors effectivement de nous pour disparaître dans le cosmos.

Dans le deuxième volet, les exemples pullulent. La Maison blanche est en train d'être repeinte en blanc. Les vaisseaux spatiaux des Zogs sont en forme de cheval. En toute logique, les capsules qui s'en échappent sortiront de l'anus et auront la forme du crottin. Dwight a un très long nez. Il pourrait y avoir un problème de proportions lorsqu'il regarde par la serrure car son oeil pourrait être loin de l'ouverture. Qu'à cela ne tienne. C'est le nez en entier qui apparaît de l'autre côté. Ou encore, lorsqu'il tire sur un attroupement de gens, humains et Zogs mêlés, et qu'il les met en pièces, on voit les bras articulés des figurines animées voler. De la même manière, la leçon d'anatomie comparée que constitue le premier volet repose entièrement sur ce système. Si les hommes se rasent le visage avant d'aller à un rendez-vous, alors les Zogs se raseront le sexe... La logique à respecter est celle du monde de papier, pas celle du nôtre.

Une illumination (Intolérance 2) ; Le fin du couple (Intolérance 3) ; Un massacre de papier (Intolérance 2)Une illumination (Intolérance 2) ; Le fin du couple (Intolérance 3) ; Un massacre de papier (Intolérance 2)Une illumination (Intolérance 2) ; Le fin du couple (Intolérance 3) ; Un massacre de papier (Intolérance 2)

Une illumination (Intolérance 2) ; Le fin du couple (Intolérance 3) ; Un massacre de papier (Intolérance 2)

Un humour corrosif

L'humour particulièrement acide est, presque autant que le dessin, une des marques de Mulloy. C'est pour lui une façon de fonctionner. Il a déclaré à ce sujet : " Je pense que la façon dont la société est organisée est très étrange parfois et ce que les gens croient est très étrange parfois. D'une certaine façon, je veux enregistrer cette étrangeté. Alors, je souligne cette étrangeté avec humour. " Les gags de Mulloy vont du plus subtil au plus pesant.

En voici un qui me plait par la façon légère dont il est amené. Sur le tournage du film de propagande pour faire croire à l'existence des Zogs, un des acteurs qui joue la scène du rasage du sexe va voir le réalisateur désemparé et lui demande si son personnage doit être gai ou triste. Outre le cocasse de la situation, il y a aussi de l'ironie à vouloir jouer de manière vraie un personnage qui n'existe pas dans ce qui doit passer pour un documentaire.

Dans un autre registre, on a ce soldat qui s'accroupit et commence à pousser parce que son chef s'est écrié " shit ! "  après une mission ratée. C'est attendu, scatologique mais il y a aussi une petite pique sur la servilité avec laquelle l'homme exécute parfois les ordres.

Citons encore les leçons que reçoivent les Zogs pour devenir de bons Américains. On voit une première leçon durant laquelle ils apprennent à dire un classique des méthodes de langues : " Bonjour, je suis américain. " La leçon 2 entre dans le vif du sujet. Il s'agit de dire en braquant un pistolet : " Try that again mother fucker and you're a dead man. " (Refais ça, enculé de ta mère et tu es un homme mort). Voilà les Zogs prêts à faire face à n'importe quelle situation de la vie quotidienne.

Direction d'acteurs (Intolérance 3) ; Cache-cache en forêt (Intolérance 3) ; Un sympathique professeur nous dit au revoir parce qu'on ne le reverra plus (Intolérance 3)Direction d'acteurs (Intolérance 3) ; Cache-cache en forêt (Intolérance 3) ; Un sympathique professeur nous dit au revoir parce qu'on ne le reverra plus (Intolérance 3)Direction d'acteurs (Intolérance 3) ; Cache-cache en forêt (Intolérance 3) ; Un sympathique professeur nous dit au revoir parce qu'on ne le reverra plus (Intolérance 3)

Direction d'acteurs (Intolérance 3) ; Cache-cache en forêt (Intolérance 3) ; Un sympathique professeur nous dit au revoir parce qu'on ne le reverra plus (Intolérance 3)

Un pessimisme plein de promesses

Avec ses dessins sombres, ses histoires dans lesquelles les happy-ends sont ironiques ou illusoires, son humour acéré, on pourrait imaginer que Mulloy est désespéré. Pas du tout : " Mes films ont quelque chose d'enfantin, mes dessins représentent un monde naïf, un monde de l'innocence perdue. Je pense aussi que montrer aux gens qu'on peut faire des films si facilement à partir de rien est un message d'optimisme. " Mulloy a la bonté de nous faire croire que puisque le dessin animé n'est pas une question de moyens, il ne s'agit que de volonté et que n'importe qui pourrait en faire autant. Certes, il dessine admirablement, mais fait tout ce qu'il peut pour le cacher. Dans Flik Flak, sorte de délire spatial multicolore, les personnages sont dessinés uniquement à partir de formes communes. Les dents sont faites à partir de V, la bouche est un rectangle, les yeux un rond et un point... La série des Christies est la preuve qu'on peut même réaliser des longs-métrages absolument seul. C'est une belle invitation à quitter notre passivité de spectateurs, à éteindre ces télévisions omniprésentes dans son œuvre et à se mettre à raconter nos histoires. Mais voilà, raconter la mort et la naissance d'un univers en 55 minutes avec humour et philosophie n'est pas donné à tout le monde. Il faut pour cela beaucoup de talent. Merci quand même pour la proposition, M.Mulloy.

Le grand amour (Intolérance 2) ; Arrivée au paradis (Intolérance 3) ; L'humanité enfin unie (Intolérance 3)Le grand amour (Intolérance 2) ; Arrivée au paradis (Intolérance 3) ; L'humanité enfin unie (Intolérance 3)Le grand amour (Intolérance 2) ; Arrivée au paradis (Intolérance 3) ; L'humanité enfin unie (Intolérance 3)

Le grand amour (Intolérance 2) ; Arrivée au paradis (Intolérance 3) ; L'humanité enfin unie (Intolérance 3)

Intolérance :

  • Intolérance, réalisé en 2.000 par Phil Mulloy. Durée : 11 minutes.

  • Intolérance 2 : L'Invasion, réalisé en 2.001 par Phil Mulloy. Durée : 15 minutes.

  • Intolérance 3 : La Solution finale, réalisé en 2.004 par Phil Mulloy. Durée : 24 minutes.

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A
Un bien bel article qui donne envie de voir cette trilogie même si pour ma part il n'y a qu'un Intolérance, celui de D.W Griffith.
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